Cacophonies de l’acritique

Cacophonies de l’acritique

Enquêter sur les « contestations régressives »


Infos

Dates
3-4 octobre 2019
Lieu
Université de Lausanne
Durée
2 jours

 

“We have no respect

We have lost control…

We are still in debt

To our insanities

We're going backwards

Turning back our history…

We're digging our own hole

We're going backwards

Armed with new technology

Going backwards

To a cavemen mentality…

We feel nothing inside”

Depeche Mode (2017)

 

 

Au cours de ses rencontres précédentes, le groupe de travail « Sociologies critiques, théories critiques » (GT29) de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF), constitué à Montréal en 2016, a abordé la question de la critique sous différents angles. Autour du thème « Critiques du monde contemporain : quelles formes pour la contestation ? » (Université Paris Descartes, 28-29 septembre 2017), la seconde rencontre a permis d’examiner différentes modalités de la critique, spécifiques à des sphères d’activité ou à des mouvements sociaux, en abordant notamment la question de son point de vue. Consacrée à l’« émergence de la critique » (UQAM, 5-7 septembre 2018), la rencontre suivante s’est penchée sur la manière dont se déploie la critique, ses modalités de formulation et de déploiement publiques. La rencontre de 2019 abordera la question des « contestations régressives », à savoir les critiques de la réalité sociale sans référence aux principes de progrès, de réflexivité, d’intelligence du jugement, ou encore d’émancipation, auxquels la critique sociale se rattache. Dans ce cas, la réalité sociale est contestée non pas dans le sens d’une visée « méliorative » de ses configurations, à l’aune de principes de justice, de progrès, de solidarité, mais au contraire pour « revenir en arrière », souvent dans la remontrance et la désignation haineuse de « coupables ».

 

On a affaire, ici, à des contestations formulées au nom d’un « retour en arrière ». Un des éléments centraux de la réalité contemporaine semble être la « régression », nombreux sont les observateurs à l’avoir souligné[1]. Car, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l’échec des fascismes, les sociétés modernes se sont principalement pensées comme tournées « vers l’avant », portées par la volonté d’inventer des dispositifs sociaux et politiques collectifs appelés à éviter les atrocités dont le siècle s’est rendu coupable. Sans parvenir à la pleine réalisation de cet objectif, cette période a vu toutefois se multiplier les pratiques critiques visant à son accomplissement – y compris à sa radicalisation pratique. Portées par des luttes collectives, les exigences de démocratie étaient appelées à s’étendre et à se concrétiser au sein d’espaces participatifs, la cité, l’éducation, la culture et la communication, le travail et l’économie. Pensée comme une forme inachevée, la démocratie était censée s’approfondir au rythme des exigences de participation « par en bas », formulées par des luttes sociales et politiques. Sur le plan des rapports hommes/femmes, les exigences d’égalité toujours à raffermir semblaient peu à peu s’étendre au sein des institutions autant que dans les habitudes ordinaires ; une conception plus ouverte du genre et des sexualités semblait aller en se généralisant. Quant à la culture, les exigences de participation ainsi que les critiques dressées contre l’élitisme semblaient pouvoir ouvrir des espaces plus participatifs. Et sur le plan des relations à la nature, les critiques écologistes portées dès les années 1970 au sein des mouvements écologistes semblaient, certes timidement, porter progressivement leurs fruits et initier des changements réels (sortie du nucléaire, transition énergétique, protection de l’environnement, etc.).

 

Sur tous ces plans, on assiste aujourd’hui à des reculs massifs – portés entre autres par des « contestations régressives » menées par des mouvements politiques, des partis et des gouvernements élus. Ce sont également des reculs démocratiques évidents auquel on assiste avec la montée de pouvoirs autoritaires ouvertement hostiles aux critiques venues de l’espace public ou de la société civile. Sur le plan des avancées écologiques, les pouvoirs politiques et les instances économiques pratiquent le déni, au mieux en introduisant des mesures indolentes, au pire en retournant les exigences écologiques en dispositifs du « capitalisme vert ». Quant aux exigences relatives à une culture participative plus « horizontale », elles se heurtent à de nouvelles formes d’appariement capitaliste qui n’épargnent aucune sphère de la création et de la communication sociale.

 

Il ne s’agit pas de brosser un portrait noirci, de « peindre gris sur gris » et de « vieillir davantage une figure de vie »[2], comme disait Hegel, mais de se donner les moyens de connaître et de comprendre cet « âge de la régression ». Une des questions qui se posent est de savoir comment opèrent ces « contestations régressives », comment elles se configurent, se formulent, s’organisent et « fonctionnent ». Une chose qui se dégage est qu’elles entendent revenir en arrière sur les maigres avancées discutées plus haut – elles-mêmes présentées comme des reculs. Elles présentent la nostalgie d’une grandeur passée (syndrome du « making great again », du « angry white man », ou du« mieux avant ») : revenir à la prétendue nation « souche » souveraine antérieure à la société multiculturelle, revenir sur les avancées de l’égalité entre hommes et femmes, contester la reconnaissance des sexualités, les droits des minorités sexuelles, etc. Ces récriminations sont bel et bien « contestataires » puisqu’elles contestent certaines avancées qui ont pris corps sous la forme de droits inscrits dans des institutions ou des dispositifs juridiques (ex. : loi antiraciste de 1994 en Suisse, droit à l’avortement, pacs, mariage pour tous, etc.).

 

Souvent basées sur le refus de l’altérité, le rejet de l’égalité, de la démocratie, ces « contestations régressives » se font parfois en référence à ces mêmes principes. Un exemple de ce processus sont les luttes autour de l’extension ou du renforcement de la « liberté religieuse ». Aux Etats-Unis, ce principe unanimement célébré a été détourné par la droite chrétienne, qui en a fait un outil de lutte contre l’égalité des sexes et des sexualités, contre la contraception et les interruptions volontaires de grossesses, ou encore contre l’enseignement scientifique. Une stratégie similaire est à l’œuvre actuellement en Suisse où un petit parti évangélique a lancé une initiative référendaire contre la lutte anti-homophobie au nom de la liberté de religion et d’expression.

 

Un autre exemple sont les acteurs qui s’en prennent au capitalisme au nom de son « globalisme » et la destruction de supposées « identités », sans qu’il soit contesté en tant que système objectif générateur d’injustices, d’exploitation et de domination. Un problème d’ordre structurel et économique devient ainsi un problème « culturel » centré sur des personnes ou des groupes, tenus pour responsable des injustices et des malaises suscités par le capitalisme.

Les « contestations régressives » peuvent prendre la forme attrayante de la critique et sembler « subversives » dans leur apparence première. Ont-elles à voir, cependant, avec la critique ? A s’en tenir au sens de l’idée même de critique (qui, étymologiquement vient du grec κρι ́τικος « qui juge les ouvrages de l’esprit », dér. de κρι ́νειν « juger, estimer »), à laquelle sont associées l’estimation, le jugement, la capacité réflexive d’opérer un retour avisé sur nos actions, de les mettre à distance et de les penser, on est tenté de s’en dissuader. Car la critique, c’est la contestation de « ce qui est », et « l’estimation » de ce dernier au nom d’une avancée vers un « mieux », défini en termes moraux, politiques, intellectuels, et donc articulé à l’émancipation individuelle et collective. Au contraire, les « contestations régressives » ramènent à une « cacophonie de l’acritique » – à des « mauvaises voix », là encore, selon l’étymologie du grec kakis, mauvais, et phone, voix. Une telle expression vise à saisir des liaisons difficiles à expliciter parce qu’elles sont soit sciemment occultées, soit difficilement dicibles, dans les « contestations régressives ».

 

Plusieurs modalités assez générales de ces « contestations régressives » peuvent être esquissées en vue d’envisager quelques pistes d’analyse et d’enquête de ces dernières :

(a) Le caractère souvent anodin de ces « contestations régressives », qui peuvent passer pour inoffensives au prime abord, voire assez futiles, car elles n’articulent pas d’emblée - ou frontalement - un jugement moral ou un positionnement idéologique « réactionnaire » ; elles avancent souvent de façon masquée, en escamotant un agenda régressif sous des apparences « normales » et dans un vocabulaire commun.

(b) En tendant à puiser dans le vocabulaire de la critique sociale « progressiste », elles engendrent – intentionnellement ou non - un brouillage des cartes morales et politiques (« ni gauche, ni droite », etc.) ; une de leurs modalités rhétoriques est de susciter la confusion et de déstabiliser des référents politiques établis. Les « contestations régressives » sont souvent plus structurées, derrière ces travestissements apparemment inoffensifs – structures que la critique doit mettre au jour.

(c) Elles peuvent ainsi avoir un agenda à « double-fond », avec par exemple pour objectif sous-jacent de détourner le principe de non-discrimination - comme dans l’exemple des mobilisations religieuses donné plus haut, lorsque des éléments « inquiétants » s’adjoignent à la protestation.

 

Purement indicatifs, ces aspects peuvent devenir des objets de l’enquête sur les « contestations régressives » - dont un des buts est entre autres d’expliciter leur structure sous-jacente, de faire voir leur agenda tacite et d’éclaircir le brouillage qu’elles alimentent. Il s’agirait de comprendre comment elles se formulent, se structurent, s’organisent et se déploient, pour en saisir les termes – et leur opposer une critique sociale avisée. La question est de parvenir à développer des outils pour s’orienter dans ces « cacophonies de l’acritique » afin d’en décoder l’agenda, d’en lire le « double –fond » sous leur surface énonciative, de savoir les distinguer de la critique « progressiste » – et de concourir à une meilleure intelligence de cette dernière. Le « code » sous-jacent aux « critiques régressives » - tel un « code en Morse »[3] à déchiffrer - doit être ainsi mis à jour pour défaire les possibles attachements discursifs, et écarter le risque que des audiences élargies adhèrent à ces stratégies régressives.

 

Une chose semble sûre : nous aurions tort de considérer ces « contestations régressives » comme relevant de la démence et de la bêtise, sans les prendre au sérieux et les examiner dans leurs modalités internes, leur forme et leur force de diffusion. Quel rôle peut jouer, cependant, l’enquête sociale pour créer des distinctions, opérer des sélections et contribuer à une meilleure intelligence de l’espace public politique ? Quels outils peut-elle développer pour étudier leurs modes de diffusion sous de nouvelles modalités, notamment numériques ?

 

Les sciences sociales se sont intéressées depuis plusieurs décennies à la critique et elles ont développé des outils précis pour comprendre ses modalités. Sous ce jour, la critique sociale apparaît comme une activité renvoyant à des procédés de mise en doute, de révélation des aspects oblitérés de certaines réalités, de contestation de faits, de formulation de propositions visant à les voir différemment. Elle répond à des contraintes pragmatiques à l’aune desquelles se mesurent la pertinence d’une dénonciation et ses conditions de recevabilité. Sans doute faudrait-il s’atteler aujourd’hui à un programme de recherche sociologique sur les modalités pragmatiques et rhétoriques des « contestations régressives » ?

Le colloque

Organisée par le GT 29 Théories critiques ; sociologies critiques de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), ce colloque de deux jours est ouvert aux enseignant.e.s et étudiant.e.s avancés et doctorant.es. Les rencontres de ce groupe de travail visent non seulement à approfondir des aspects des théories critiques et de la sociologie critique, en sciences humaines et sociales ainsi qu’en philosophie sociale et politique, mais aussi à créer un espace de réflexion autour des réalités sous-jacentes aux diverses thèses émises par les différentes productions reliées à ces courants de pensée.

Pour le bon déroulement de l’organisation de cette journée, les enseignant.e.s et étudiant.e.s intéressé.e.s sont prié.e.s de soumettre une proposition de communication d’environ 400 mots d’ici au 20 juillet 2019, aux adresses suivantes : Olivier.Voirol©unil.ch, Marta.RocaEscoda@unil.ch

 

 

Comité d’organisation

Marta Roca i Escoda, Maître d’enseignement et de recherche, Université de Lausanne

Olivier Voirol, Maître d’enseignement et de recherche, Université de Lausanne

 

 

Comité scientifique

Benoît Coutu, Professeur associé, Université du Québec à Montréal

Bruno Frère, Chercheur FNRS, Professeur, Université de Liège

Luca Pattaroni, Maître d’enseignement et de recherche, EPF de Lausanne

Mischa Piraud, Chercheur ANR, Université Paris-Descartes

Jan Spurk, Professeur, Université Paris-Descartes



[1] Voir par exemple les textes rassemblés dans Christoph Geiselberger (sous la dir.), L’âge de la régression, Paris, Gallimard, 2018.

[2] Georg W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, éd. et trad. J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 1999 [1821], p.88.

 

[3] Leo Löwenthal Norbert Guterman, Les Prophètes du mensonge. Etude sur l’agitation fasciste aux Etats-Unis, trad. V. Platini & E. Martini, Paris, La Découverte, 2019 [1949], p. 257.

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